Il était une fois le mort-vivant exotique ("White Zombie")

Il fut un temps où l’Amérique n’avait pas (trop) peur d’une invasion bolchevique et/ou extraterrestre suffisamment imminente pour exiger une attention de tous les instants. Le danger n’était donc pas encore aux portes du pays, occupé à se remémorer avec plus ou moins d’objectivité et de lyrisme les aléas de la conquête de son territoire et, par la même occasion, de sa victoire sans appel sur la wilderness – Indiens compris.

En cette époque bénie, qui prit fin pour de bon après la Seconde Guerre mondiale, donnant lieu à une longue série de films paranoïaques, les zombies n’avaient pas encore rencontré George Romero. De fait, ils n’avaient que très marginalement investi le territoire américain – même si Romero n’est pas le premier à opérer cette « importation », déjà effective dans The last man on Earth, premier des films inspirés du roman de Richard Matheson, I am Legend. Ils existaient pourtant bien, mais où étaient-ils ?

Derrière cette question pas du tout anodine, à laquelle White Zombie (Les Morts-Vivants, 1932), propose une première réponse, se jouent les prémisses d’une rupture aussi radicale que significative dans les manières de représenter l’altérité dans le cinéma nord-américain. Et plus particulièrement dans la spatialisation de cette altérité. Si l’Autre – inquiétant, fascinant, aux intentions indiscernables – existe indiscutablement, il reste en effet à déterminer il se trouve.

White Zombie repose sur une histoire simple : lors du trajet en bateau qui le mène à Haïti pour s’y marier, un jeune couple est invité par un (bel et riche) inconnu à s’unir dans sa maison. En réalité, l'hôte en pince pour la future mariée et compte bien la convaincre de laisser tomber son fiancé (beau aussi, mais sans doute fauché). La jeune femme étant romantique, elle n’a que faire des avances du bellâtre, qui finit par faire appel à un dangereux personnage – Legendre, interprété par Bela Lugosi avec force cruels et inquiétants froncements de sourcils et lubriques frottements de mains – envoûteur de son métier et possédant déjà une équipe de zombies aussi moches et méchants que dévoués.

Une fois la belle sous le charme – ce qui implique une mort fausse mais convaincante pour le spectateur non encore averti de la supercherie et pour les habitants des environs – le fiancé courageux tentera de libérer sa promise des griffes du monstre, qui dans la foulée s’est dit que, pourquoi se priver, il allait peut-être aussi bien zombifier l’imprudent commanditaire, pris de remords superflus.

Château isolé aux parois fouettées par l’écume, obscurité, personnage maléfique aux pouvoirs redoutables, chamanisme, arguments rationnels mis à mal : l’horreur ne s’est pas encore séparée, ici, de ses oripeaux fantastiques et expressionnistes. Elle relègue l’anormalité hors du monde occidental, moderne et positiviste.

Ce qui passe à la fois par une mise à distance et un isolement de l’horreur : Haïti n’est certes pas si loin des États-Unis, mais c’est une île – première mise à distance – tropicale – deuxième mise à distance, accentuée par l’hostilité du milieu naturel, qui donne une méchante fièvre au héros et le ralentit dans sa quête – dont certains recoins sont peu accessibles et inconnus et/ou fuis – troisième mise à distance, isolement dans l’isolement. Haïti, les Cornouailles ou les Carpates, les différences de contenu couvrent un dispositif similaire.

Dispositif dans lequel la distance euclidienne n’est finalement pas si importante, ce qu’a montré Jean-François Staszak à propos de l’exotisme – défini couramment comme le caractère de lieux lointains et bizarres, l’un et l’autre n’ayant de sens que pour un locuteur ou groupe de locuteurs donné, soit des Occidentaux pour lesquels l’Occident est « un ici absolu ».

Cet Autre lointain et bizarre, qui en l’occurrence matérialise les superstitions de Noirs n’ayant pas encore emprunté le droit chemin de la science occidentale, suscite des sentiments variés, sinon contradictoires : curiosité, peur, condescendance et, sans doute, excitation – le grand méchant Bela Lugosi ferait bien son quatre-heures de sa blonde et menue victime, qu’il n’a a priori pas embauchée pour travailler aux champs, à moins que ce ne soit moi qui aie l’esprit mal tourné…

Autant dire qu’il y a un monde entre ce zombie inquiétant mais pas si dangereux, animal de foire autant que monstre sanguinaire, au demeurant même pas cannibale, vaincu à la fin du film – ce qui n’en fait pas un film d’horreur stricto sensu, si l’on suit l’idée d’Éric Dufour selon laquelle l’une des caractéristiques de l’horreur est l’impossibilité de modifier vraiment la situation à laquelle font face les protagonistes – et ceux qui viennent aujourd’hui dévorer ou, pire, contaminer nos voisins et nos parents.


À voir : Victor Halperin, 1932, Vaudou (White Zombie), États-Unis, United Artists.

À lire : Staszak, J-F., 2008, « Qu’est-ce que l’exotisme ? », Le Globe, tome 148, ou bien le numéro que la revue La Géographie a consacré au sujet (l’exotisme, pas les morts-vivants).

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