Locarno 2014 - Jour 2 et demi : Guillaume Tell repeint en noir

Avis de tempête de bons sentiments ce soir sur la Piazza Grande où, en écho aux trombes d’eaux qui s’abattent sur le Tessin depuis la nuit, on attend que se déversent des torrents de larmes – de crocodiles incluses – devant Schweizer Helden (« Héros suisses »), dans lequel Sabine, la cinquantaine, femme au foyer bourgeoise fraîchement séparée de son mari, s’apprête à passer Noël seule – son ex et sa fille se dorent la pilule en Jamaïque et ses vieilles copines botoxées et réac ont fait semblant d’oublier, avec le sourire, de l’inviter à leur sauterie annuelle à Saint-Moritz. Ne se laissant pas abattre, Sabine s’offre une petite randonnée dans les blanches vallées alpines – blanches vallées que Peter Luisi filme, re-filme et re-re-filme dans des plans d’ensemble heureusement pas interminables. Sereine et endorphinée, alors qu’elle respire à pleins poumons l’air aussi pur qu’helvète, lui arrive dessus un mastodonte, mousse à raser autour de la bouche et abdomen nu et ventripotent en avant, éjecté de sa salle de bain par trois policiers lancés à sa poursuite.

Sabine effectue un plongeon, suite à cette improbable collision tragi-burlesque, dans la réalité des demandeurs d’asile attendant dans les centres d’hébergement de savoir si la Confédération voudra bien leur accorder un permis de séjour ou les renverra chez eux – sur le sujet, revoir, car il en vaut la peine, Vol Spécial, de Fernand Melgar –, si besoin en leur communiquant la nécessité de vider les lieux par voix de gardiens de la paix sachant faire preuve d’une fermeté toute paternelle. Pour meubler ses vacances jusqu’à la Saint-Sylvestre, se prouver qu’elle peut servir à quelque chose et quelqu’un, oublier sa solitude, Sabine se retrouve, pleine d’espoir et de bonne volonté bienpensante, animatrice d’un atelier de théâtre dans ce lieu perdu entre les edelweiss et où cohabite un échantillon représentatif de la misère du monde.

Carré Hermès au vent et chignon impeccable, sourire candide aux lèvres et bons sentiments protestants en bandoulière, notre bourgeoise délaissée s’attaque donc, avec sa troupe multicolore, improvisée et pas vraiment germanophone, à rien moins que Schiller, se proposant en prime de faire jouer Guillaume Tell, le héros suisse et symbole parmi tous de l’introuvable unité nationale helvétique, par un Zimbabwéen nommé – ça ne s’invente pas – Punishment. Maizenfin-vous-n’y-pensez-pas, s’écrie comme un seul homme son entourage proche et lointain sidéré, en chœur avec le directeur du centre d’hébergement paniqué, la presse locale amusée, l’UDC scandalisée et… la salle de projection hilare. Car oui, jouant probablement l’avant-première de la foule de ce soir – on attend les comptes rendus d’envoyés spéciaux du Monde dans l’objectif –, les accrédités-presses du festival ont été nombreux à s’esclaffer sans retenue devant ces éclopés de la mondialisation en train de se frotter à l’un des plus grands poètes germanophones avec force bégaiements.


Jusqu’à ce que le Kurde Remzi rappelle à Sabine, et au public avec elle, que les demandeurs d’asile qu’elle veut faire jouer ne sont ni drôles ni là pour rire. Avertissement efficace, qui a sérieusement refroidi l’ambiance, à partir duquel le film n’a fait que gagner en crédibilité et en émotion, après un démarrage qui faisait craindre le pire. La représentation aura bien lieu mais après moult péripéties et dans des conditions inattendues, réjouissante irruption multicolore au cœur d’Altdorf et de sa statue du héros de l’Helvétie naissante.

Le pathos n’étant finalement rien d’autre qu’une question de timing, Luisi – qu’on a connu hilarant en 2011, avec Der Sandmann – se tire joliment du piège qu’il s’est lui-même tendu avec son sujet-peau-de-banane, sachant interrompre à temps les scènes qui menacent de dégouliner, et réussissant avec brio à ne pas en mettre partout sur la nappe déjà bien souillée de l’amour entre les peuples. Le tout en nous rappelant qu’on peut faire dire ce qu’on veut aux grands mythes nationaux, et pourquoi pas comparer la Suisse primitive du XIVe siècle au Kurdistan du XXIe. Candidat sérieux pour le prix du public.

Hier soir, aussi sur la Piazza Grande, se jouaient des Recettes du bonheur plus bourratives que gastronomiques, si l’on se fie à Gilles Fumey et quelques échos concordants glanés ici et là autour de la place. En même temps, Dreamworks s’attaquant à la mondialisation culinaire, fallait-il raisonnablement s’attendre à autre chose que de la – mauvaise – tarte à la crème ?

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