Locarno 2014 - Jour 5 : Locarno-future

Pendant que les jurys délibèrent et que la tension monte, dans l’attente de l’attribution du Léopard d’or à un réalisateur qui rejoindra ainsi Jim Jarmush et Stanley Kubrick au palmarès tessinois, Le Monde dans l’objectif décerne, en ce dernier jour de festival, une palme de la vulgarité qui fut âprement disputée. Contre toute attente, le prix échappe à Luigi, qui pourtant arbore depuis dix jours ses tongs dans le Press Lounge, parle très fort des films très chiants sélectionnés en compétition et dévalise chaque midi l’étal de mini-sandwiches gratuits avant de s’affaler dans un sofa pour une sieste bien méritée. Luigi, pourtant grand favori, n’a pas démérité – et retentera sans doute sa chance l’année prochaine – mais voilà qu’il se fait coiffer sur le poteau par un journaliste de la NZZ qui a su frapper un grand coup dans la dernière ligne droite. Énervé que le service vidéo ouvre en retard en ce vendredi 15 août, il a su saisir cette magnifique occasion d’expliquer à la caissière et à quelques confrères tessinois et italiens – qui ont dû apprécier – qu’il n’avait jamais vu les choses aller si lentement dans un festival, et que le Tessin ne risquait pas d’être moins pauvre ni moins dans la merde avec des habitants aussi lents et paresseux. Dans l’attente – anxieuse – de son expertise sur la crise grecque, la dette argentine et les famines en Afrique subsaharienne, on le remercie de sa participation et, surtout, on lui dit chapeau pour ce coup de maître.

Mais qu’allais-je voir en vidéo, se demandent avec raison les lecteurs lucides quoique bluffés par cette démonstration brute de talent suisse-allemand. Je m’offrais par pure conscience professionnelle, une séance de rattrapage de L’Abri (Concorso internationale), plongée sans bouteille dans le quotidien d’un centre d’hébergement de nuit pour sans domicile, précaire havre de paix où, de décembre à mars, quelques dizaines de happy few dorment au chaud et s’offrent un vrai repas, pendant que leurs compagnons d’infortune refoulés à l’entrée partent affronter les températures négatives de l’hiver suisse. Il faudra reparler de ce documentaire dense, dur, émouvant, qui laisse voir un monde en dehors du monde, fait d’errance nocturne dans une ville, Lausanne, où l’on colle des amendes à ceux qui dorment dehors, surprenante et paradoxale privatisation de l’espace public par la force publique. Le cinéma de Fernand Melgar a un immense mérite : montrer l’invisible et donner la parole aux inaudibles, confronter le spectateur à ce qu’il ne peut voir ou entendre que si le documentariste s’engage à lui révéler le monde tel qu’il est.

Welcome to Tijuana (Navajazo, Ricardo Silva)

Ce que fait également le sociologue et réalisateur mexicain Ricardo Silva, dans le déroutant – et assez malsain, pour tout dire – Navajazo (Cineasti del Presente), œuvre mi-documentaire mi-fiction tendance punk dressant le portrait post-apocalyptique de Tijuana, ville de la drogue, du sexe, de la violence et des espoirs déçus de candidats à l’exil vers les États-Unis tout proches. Prostituées, toxicomanes repentis ou revendiqués, réalisateur de films porno romantique, collectionneur de jouets qui entend des voix et chanteur de rue satanique constituent une ahurissante cour des miracles, dont on sait qu’elle n’est plus à chercher dans les recoins de Paris mais le long d’une frontière Nord-Sud qui n’en finit pas de drainer les damnés de la terre mondialisée.

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