Le Zinéma, 2ème: En roue libre ('Cyclique', Frédéric Favre)

Le piéton lausannois, alors qu’il gravit péniblement une pente à 20 ou 30% en maudissant les Germains, dont les invasions ont poussé les premiers habitants de la ville des rives du Léman vers les collines escarpées de la Cité, a toutes les chances d’être doublé par un coursier à vélo lancé à une vitesse tout à fait normale sur une pente qui aurait le même pourcentage, mais à la descente. Ces drôles d’animaux de la jungle urbaine méritaient bien un documentaire, et Frédéric Favre a eu la lumineuse idée de leur consacrer son film de fin d’études. Ça s’appelle Cyclique, c’est captivant et souvent assez drôle, et ça s'est joué au Zinéma. C’est aussi une aubaine pour le géographe-cinéphile, qui ne peut manquer de se demander quel rapport à la ville génère le vélo quand il devient une seconde nature. Car derrière la performance technique bluffante se dessine un regard inédit sur la ville, et pas seulement sur ses pentes les plus abruptes.

Gageure technique

Comment a-t-il fait ? se demande-t-on en sortant de la projection : que des coursiers enragés se faufilent sur les trottoirs ou slaloment entre les bus et les voitures – scène d’insultes comprise, avec à la clé un pare-brise gratifié d’un réjouissant crachat – ne surprend personne, mais qu’un autre enragé parvienne à les suivre, caméra au poing…

Explication : Favre a parcouru dix ans les rues de Genève – tout juste un peu moins pentues que celles des trois collines lausannoises – lui aussi comme coursier. Le spectateur se retrouve donc en selle, en compagnie de Caroline et Raph, deux vétérans qui hésitent à raccrocher les pédales, et de Matila, un bleu découvrant les joies des livraisons sous la pluie, se glissant, s’insinuant, se coulant dans les interstices laissées libres par les hordes d’automobilistes.

Prises

Adopter le point de vue des coursiers en pleine chevauchée permet, au moins autant que les moments d’intimité que surprend ici et là le documentariste, de sentir la ville autrement. On évoque souvent, sur ce blog, les prises, ressources et contraintes qu’offre l’environnement, avec leur réalité objective mais surtout le sens que tel individu ou groupe leur donne parce qu'il sait les voir, les reconnaître et les saisir.

Saint-Exupéry le résume, dans Terre des hommes, à propos de la relation de l’aviateur à la mer de nuages : "Cette glu blanche devenait pour moi la frontière entre le réel et l’irréel, entre le connu et l’inconnaissable. Et je devinais déjà qu’un spectacle n’a point de sens, sinon à travers une culture, une civilisation, un métier. Les montagnards connaissaient aussi les mers de nuages. Ils n’y découvriraient cependant pas ce rideau fabuleux."

Chacun sa ville

Pareillement, automobilistes, piétons – et tout parent sait que le piéton affublé d’une poussette appartient à une espèce encore différente – et cyclistes ne vivent pas (dans) la même ville. Côté contraintes, la pluie et le vent offrent à Matila le débutant, lors de sa première course, un baptême pas loin de le faire renoncer au métier ; la pente, on l’a dit, échoue à arrêter les coursiers endurcis mais leur redessine mollets, cuisses et fessiers.

Côté ressources, les embouteillages regorgent de trous de souris par lesquels les vélos glissent par miracle, tandis que le mépris du code de la route compresse les distances-temps : l’usage combiné de la chaussée, des (très rares) pistes cyclables et du trottoir, voire des escaliers, vélo en bandoulière, tout comme le mépris des feux et de la signalétique routière, permettent de tenir d’improbables délais.

Pas surprenant, alors, que le mot liberté revienne régulièrement, même si les cadences infernales finissent par user la volonté des anciens, voire à éveiller chez l’un d’eux des envies d’ailleurs – mais toujours à vélo. Une liberté qui a à voir, sans doute, avec la vitesse, mais certainement aussi avec le sentiment de tirer le maximum de la ville, d’y franchir ce qui, pour le commun des mortels à pied ou en voiture, fait office d’obstacles.

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