La (dé)raison du territoire ('Ni le ciel ni la terre', Clément Cogitore)

Au moment de mettre en ligne, en page, en forme… une déflagration. Ma lecture – forcément – partielle et partiale d’un film qui, en plus de témoigner du talent de son réalisateur, possède l’immense mérite de frotter notre esprit occidentalo-centré à une géographie qui n’en finit pas de lui échapper, à un ailleurs qui se dérobe irrémédiablement à sa raison, ma lecture, donc, prend inévitablement une autre tournure ce 14 novembre, et j’y ajoute trois lignes de conclusion qui ne changent peut-être pas grand-chose.

Contrôler les corps et le paysage

Ce que filme Cogitore, à travers les derniers jours en Afghanistan de la section du capitaine Antarès Bonassieu, en charge de la surveillance d’une vallée reculée à la frontière pakistanaise, c’est le quotidien d’une armée (post)coloniale. Les hommes de Bonassieu, depuis leurs postes de surveillance, jouent leur rôle : pacifier un espace pour le bien supposé ou prétendu de ses habitants, c’est-à-dire assurer leur sécurité en les assignant à résidence et contrôlant leurs moindres faits et gestes, fixer sur leur territoire des limites arbitraires, fondées sur les principes d’un quadrillage policier aveugle aux interactions des autochtones avec leur territoire, ses recoins, ses aspérités, ses ressources.


Amenant ainsi Progrès et Raison, les militaires français détiennent aussi dans leurs bagages un arsenal d’outils de surveillance diversement futuristes, parmi lesquels des jumelles infrarouges permettant des scènes de nuit hypnotiques, où des silhouettes blanches semblent flotter au-dessus du sol. Autant de technologies qui devraient permettre, souligne le réalisateur, "un contrôle des corps et du paysage". Pourtant, rien n’y fait, la méconnaissance du lieu rend futiles les équipements, aboutissant à une scène quasi burlesque où un groupe de Talibans surgit de terre à la surprise des spectateurs autant que des soldats.

Ébranlement de la raison occidentale

Et, lorsque des hommes de la section commencent à disparaître dans des conditions défiant l’entendement, le fantastique vient ébranler pour de bon la raison, ainsi que ce sur quoi elle s’appuie en premier, le regard et les faits qu’il enregistre.


Voir le territoire n’est pas le saisir, entendre les traductions de plus en plus fleuries d’un interprète n’est pas comprendre ce que dit l’Autre, si l’on n’est pas prêt à se frotter au terrain et si l’on n’est pas prêt à s’ouvrir à un système de valeurs inconnu et, en première lecture, irrationnel. Convier le fantastique constitue un moyen puissant pour Cogitore de mettre en scène cette confrontation des croyances et des rationalités et, plus spécifiquement, d’interroger l’arrogance du système de pensée occidental, sa confiance en une raison qui laisse échapper des pans entiers de réalité… et peut mener à la folie lorsque le réel se soustrait, résiste. C’est la folie de Bonassieu creusant une grotte sous le regard sidéré de ses hommes et effaré des talibans, lointaine réminiscence de la démence de Lope de Aguirre.

Ce que nous rappelle la confrontation de ces soldats avec l’inconnu, c’est aussi que la France est en guerre depuis des années, très loin de chez nous, et qu’on y compte les morts, majoritairement civils, par dizaines de milliers.



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